L’Arrache-sœur – Incipit
Ils m’interrogeront, voudront savoir comment ça s’est passé, qui j’ai vu, à quelle heure je suis sortie, si j’ai des témoins, ils me presseront de questions, qu’est-ce que je vais leur dire, je ne sais même pas ce qui s’est passé, je ne sais plus, lorsque je m’efforce de reconstituer cette journée je suis incapable d’en retracer le cours. C’est moi. C’est moi qui ai provoqué l’accident, c’est tout ce que je peux dire, bien que « accident » ne soit pas le mot approprié.
Des images surgissent, sans lien logique entre elles : une chaussure de femme abandonnée sur le bas-côté d’une route, dans un virage, la semelle retournée vers le ciel. Une libellule qui ressemble à une brindille. Une voiture gris métallisé. Un chevreuil allongé dans mon salon au pied du grand miroir. Une silhouette qui court sous la pluie. C’est tout. Non, ce n’est pas tout : mes deux petites-filles. Elles dansent, l’une en tutu et pointes de satin rose, l’autre en collant et chemisier blanc. C’est l’aînée. Elle a de longs cheveux châtain clair. Elle s’appelle Lauren.
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Mesdames et Messieurs, j’avance nue, ma descendance n’est plus. Certains diront de moi Folie est son nom et la folie est avec elle, d’autres se lèveront et quitteront la cathédrale
ou la salle des fêtes (je penserai à leur demander) en claquant la porte derrière eux, d’autres provoqueront un tel tohu-bohu que je serai renvoyée à ma vide solitude. Vous avez devant
vous la détresse. La colère et la dépossession ont fait de moi une infanticide. Qui dira qu’un peuple, une tribu, une minorité, une personne niée dans son existence, trahie par les siens, n’a
pas quelque raison de perdre la raison?
Vous aussi connaissez la colère contre l’injustice, vous aussi avez besoin de respect et de considération. Je me suis consacrée à ma famille, j’ai vécu pour mes enfants et petits-
enfants, je méritais le bonheur, j’étais en droit d’attendre une reconnaissance illimitée de la part de ma fille, de ma famille, du monde! Il a suffi d’une déception insurmontable pour que
j’entre en rébellion. J’avais survécu par amour pour mes petites-filles, ce n’était pas pour en être éloignée. Mon instinct de survie a fait le reste. Elles dorment à présent. Je les ai sauvées
du rétrécissement, de l’effacement, de la disparition.
Je proclamerai devant l’assemblée C’est moi. C’est moi qui ai provoqué l’accident. L’œil de la terre m’a vue courir sous la pluie et cet homme que vous apercevez là-bas
recroquevillé dans son fauteuil près de la baie vitrée, cet homme au noble cœur a été injustement accusé. Il m’a demandé s’il pouvait m’aider. Aussitôt j’ai senti le souffle de mes
narines s’agiter. Non, personne ne peut m’aider, lui ai-je répondu, si vous voulez m’aider, ne m’aidez pas, ai-je ajouté.
J’évite de regarder les choses en face, des barbelés me cousent les paupières.