Père semper – p. 25
Mon père, je le pense en objets : ouvre-huître, tire-bouchon, couteau, marteau, clous. Et puis voiture, chaussures. Et aussi, chaudière à charbon. L’objet est inoffensif. Le père est un couteau, oh ! Le couteau du père, il est interdit d’y toucher, interdit, c’est bien compris ? Il l’affûte régulièrement. Un cérémonial. (…)
Le père est un étranger dans un costume cravate. Il n’est pas là. Il n’a pas le temps. Il a des responsabilités. Si vous croyez que c’est facile d’être patron !
Le père-patron a un ton de voix pour ses subalternes : ses filles, sa femme ; une voix au couteau qui les découpe en tranches de gigot, de rosbif ou de poulettes.
La voix du père qui a brisé ses petits os de cristal. Elle écoute toutes ces voix-là, après, glacée. Ces voix qui ont toujours raison. Le ton de voix, c’est ce qui compte pour elle, pas ce qui est dit. C’est par la voix qu’elle perçoit les autres, la petite musique de l’amour ou du mépris, elle l’entend, et se glace, quand bien même cette voix-là, du père d’avant, ne s’adresse pas à elle mais à une autre, une femme, une épouse qui ne dit mot, qui consent à être rabrouée comme une petite fille de cinquante ans, à être brisée, en public, comment faire autrement.